Félins, Tziganes et statistiques démographiques

Laissez-nous juste accorder notre instrument… Heu ! Fourbir nos arguments.

Suite à une conversation intéressante sur les forums Black Book concernant les calendriers d’Osgild, le débat a peu à peu dérivé sur la taille moyenne d’une caravane de Félis, lorsqu’il s’agit d’un groupe d’artistes itinérants.

La question de la densité des populations nomades, et de la taille des caravanes qui peut sillonner un territoire, nous intéresse au plus haut point. En effet, le pitch de base de l’Oracle des seigneurs-corbeaux (notre JDR maison) est un univers morcelé au Nord d’un continent vieillissant, où des peuplades ne cessent de migrer d’une vallée à une autre.

Par exemple, c’est bien sûr le cas des populations d’Orques et de Gobelins, mais les petits groupes clairsemés et semi-sédentaires des Elfes, des Fenris et des Squals suivent la même dynamique.

Dans le débat sur le forum BBE, notre position était que plusieurs dizaines de voyageurs, cela ne constituait pas un groupe d’une taille incroyable. La question de la taille de ces petits groupes d’Humains (ou Elfes, Nains, Orques, etc…) devient alors crucialement intéressante. Le but de cet article est d’explorer quelques raisonnements et arguments en faveur de cette hypothèse. Voyons ce qu’il en est…

L’argument mathématique

Cet argument se base sur un simple produit en croix pour estimer quelle taille peut faire une population nomade, comparée à la population totale, dans une société médiévale. Nous prendrons ici l’exemple des Tziganes.

Les groupes Tziganes arrivent en France vers 1400 ; un premier témoignage les évoque en 1417. 1427, les chroniques nous parlent d’une troupe de 12 tziganes, puis d’environ 120 lors des foires de Paris (Source).

Toujours pour la France métropolitaine, on estime la population de ce qui deviendra plus tard la France, à 20 millions en 1345, mais elle tombe à 11 millions en 1457 ; merci la peste et la guerre de Cent Ans ! (Source).

Aujourd’hui, en France, les Tziganes sont dénombrés entre 200 000 et 300 000 individus, soit entre 0,3 et 0,5% de la population totale (cf. wikipedia).

Si on part sur l’hypothèse qu’en proportion, il n’y a pas plus de Tziganes aujourd’hui qu’il n’y en avait hier (hypothèse crédible mais indémontrable), cela nous fait au mieux 100 000 âmes, au pire 33 000.

Or, on peut partir sur le postulat d’une dizaine de caravanes itinérantes par « département », à un instant T. Encore une fois, cette hypothèse de travail est invérifiable. De plus, on sait que les départements n’existaient pas à l’époque, mais cela donne une échelle facile à visualiser (on se représente plus facilement le territoire d’un département et le temps que cela prend de le parcourir à pied, que celui d’une région entière).

Disons que l’on imagine très bien dix groupes de Tziganes nomades évoluer sur la superficie d’un département d’aujourd’hui : il y a assez de villages et de villes pour qu’ils puissent faire des haltes et des étapes en rotation.

Alors dans ce cas, notre comparaison arrive à une estimation de taille des caravanes de 33 à 100 Tziganess environ, en France, au Moyen-Age.

Par ailleurs, les estimations officielles pour les Gitans (nom des Tziganes immigrés en Espagne), sont d’environ 80 à 150 personnes par caravane, pour une population totale d’environ 3000 arrivants durant le XVe siècle. C’est juste un ordre de grandeur, mais il ne nous parait pas extravagant.

L’argument démographique

Ce deuxième argument se base sur le constat des fortes évolutions démographiques, dans les statistiques à notre disposition sur les populations au Moyen-Âge.

Bien sûr, cela ne veut pas dire que c’est forcément la fourchette à retenir pour un cadre de campagne de jeu de rôle. Après tout, le royaume de France était bien plus peuplé que ses voisins, donc ce n’est pas forcément un cas d’école.
De toute façon, la population a beaucoup fluctué, que ce soit au gré des épidémies ou des guerres, ou des périodes de prospérité.

Par exemple, le XIIIe siècle a vu les populations des villes exploser, sans doute grâce au climat favorable, à l’organisation des cités (écoles cathèdres, chartes urbaines, guildes…) aux innovations techniques (rotation des cultures, moulins à eau démocratisés, usage massif du collier d’épaule etc…).

A titre d’éclairage, on peut citer quelques recensements de villes à travers le temps, les chiffres indiqués étant le nombre de foyers (Source) :

  • Nice : 2037 en 1315, 1200 en 1367 ;
  • Lautrec : 983 en 1338, 201 en 1477 ;
  • Tarbes : 800 en 1310, 476 en 1429 ;
  • Dieppe : 624 en 1452, 1175 en 1491.

La notion de foyer, ici foyer fiscal, ne représente pas la population mais plutôt le nombre de familles assez riches pour pouvoir être imposées. Selon les historiens, on estime qu’il faudrait multiplier de 4 à 8, selon les régions et les époques, pour avoir le nombre total d’habitants réels.

Tout cela prouve qu’une caravane nombreuse, par exemple de 50 ou 100 voyageurs, n’est pas un nombre extravagant, en tout cas pas dans une région prospère, dans un royaume populeux et dans une période faste.

Du XVIe au XIXe siècle, les Gitans seront fréquemment confondus et mélangés, dans l’imaginaire collectif, avec l’image de la sorcière aux pratiques occultes douteuses.

L’argument a contrario

Si les populations nomades de Tziganes avaient été moins nombreuses et regroupées en troupes plus petites, nul doute qu’elles n’auraient alors pas laissé autant de traces dans l’Histoire. En effet, on constate qu’à plusieurs reprises, dès les premières dizaines d’années suivant leur arrivée en Europe de l’Ouest, plusieurs indices tendent à démontrer que leur impact est non négligeable :

  • A noter qu’ils étaient assez nombreux pour servir de supplétifs mercenaires durant la Reconquista.
  • Ils étaient assez nombreux pour obtenir des sauf-conduits de la part des nobles ;
  • Après la Reconquista, dès les années 1490, les groupes de Tziganes sont assez nombreux pour être persécutés indépendamment des Musulmans et Juifs d’Espagne, notamment avec des lois restrictives spécifiques. S’il ne s’était agi que de quelques centaines de personnes, les locaux auraient probablement eu d’autres chats à fouetter ;
  • Bien sûr, on peut évoquer leur place dans l’imaginaire populaire (le roman Notre-Dame de Paris en tête) et dans la démographie actuelle (il est peu probable que des populations clairsemées, martyrisées et marginalisées se limitant à quelques centaines d’individus, aient pu croitre au point de compter plusieurs millions en 5 siècles).

L’argument de la synergie

En tout cas il est difficile d’argumenter pourquoi il serait forcément plus dur pour un groupe de 50 personnes de se ravitailler et approvisionner que, disons, une troupe d’artistes de 10 à 15 personnes.

En effet, dans un groupe de 50, on trouvera plus facilement de bons négociateurs/charmeurs pour obtenir l’aide des populations rencontrées, de bons chasseurs pour trouver du gibier, de bons combattants pour défendre les réserves des voleurs, des brigands et des bêtes sauvages, etc…

Roxane ne se trouva pas fort dépourvue, quand le grand âge fut venu.

Sans compter que les enfants trop jeunes, ou les vieillards en fin de vie, représentent des bouches à nourrir qui ne peuvent pas forcément rapporter aussi de l’argent ou des ressources au groupe. Par exemple, une contorsionniste trop âgée ne saura pas forcément se recycler en conteuse, et elle ne sera pas abandonnée sur les routes pour autant. Ces éléments « supplétifs » à charge à la caravane, grossissent forcément sa taille.

Bref, un gros groupe de voyageurs sera plus autonome qu’une petite troupe d’artistes. Plus une bande sera de dimensions réduites, moins elle sera polyvalente. Et encore une fois, au Moyen-Age, on voyait des groupes équivalents de pèlerins ou de marchands circuler sans problème d’intendance.

Conclusion

Au final, on imagine fort bien que la taille des caravanes suivra de toute façon probablement celle des populations générales : dans un pays en guerre, frappé d’épidémies ou de mauvaises récoltes (ou doté de terres ingrates), elles seront probablement plus petites.

Tout cela non pas pour dire que les Félis ou que d’autres populations itinérantes doivent forcément suivre le « modèle Tzigane », mais puisque nous avons un exemple historique de population nomade homogène, dans des sociétés médiévales, on peut s’en servir à titre de comparaison.

A noter qu’un peuple de non-Humains, dans un univers de fantaisie, sera moins, sinon pas du tout marginalisé, comparé aux Tziganes du monde réel. En effet, dans les univers médiéval-fantastique avec une grande diversité de peuples et de cultures, la différence de race ou de coutume ne sera pas forcément suffisante pour susciter la méfiance des autochtones rencontrés (quand on croise des gens à oreilles pointues toutes les semaines, des Bohémiens n’ont rien de bizarre en soi).

Mieux vaut l'action que vaines palabres...