La planche du dimanche #17 : La guerre du feu

Aujourd’hui nous vous proposons de reprendre la série des critiques de bandes dessinées, en se penchant sur l’adaptation graphique du roman classique La guerre du feu, paru en 1909. Cette histoire, que tout le monde croit connaître sans l’avoir lue, et qui évoque au mieux de vagues images d’un mauvais film de pseudo-anthropologie pompeuse, vous réserve peut-être des surprises…

Dans cette première partie, nous nous intéresserons aux qualités de cette adaptation ; le portage d’une œuvre littéraire représente en soi un défi. Nombre d’auteurs de BD s’y sont déjà essayés, avec plus ou moins de succès. Voyons ce qu’il en est ici, tant du point de vue du style que des thèmes.

Cette adaptation du roman de J.H. Rosny aîné, par la plume inspirée d’Emmanuel Roudier, nous narre les aventures de trois valeureux guerriers de la tribu des Oulhamrs, à la recherche de la chose la plus précieuse pour les tribus des hommes : le feu qui réchauffe, qui protège et qui éclaire ; le feu qui, en somme, est l’espoir et le garant de toute Humanité.

Ici, qu’il s’agisse des textes en encarts, ou des phylactères prononcés par les personnages, les mots sonnent juste et les phrases font mouche. Il faut dire que les formules et les descriptions sont tout droit tirés du roman originel, avec une reformulation réduite au minimum.

Cette volonté de coller au plus près du corpus littéraire de base est un choix salutaire, car non seulement J.H. Rosny aîné a une prose élégante et poétique, qui ne dessert en rien la BD, mais cela permet aussi à l’auteur-illustrateur de se concentrer sur la qualité graphique de ces albums.

Ce respect de la prose d’origine laisse en effet le champ libre dans les choix de dessin, de couleurs et de mise en page. Mais loin de prendre un parti-pris décalé, de nous proposer une version futuriste, minimaliste, impressionniste ou que sais-je encore, M. Roudier nous offre ici un petit bijou de bande dessinée réaliste.

Car comment représenter autrement qu’avec réalisme, l’histoire d’une guerre pour le feu, qui se déroule dans notre passé lointain, avec certes des libertés créatives concernant les tribus, espèces et créatures, mais avec un souci de pertinence et de crédibilité permanent ?

L’aventure ne vrille jamais vers le mélodrame, ni vers le vaudeville rocambolesque ; elle ne flirte pas avec le super-héroïsme, ni avec le roman de genre. Foin d’un encyclopédisme à la Zola, et point ici de propagande mal placée. De l’aventure pure, portée par le courage, l’espoir, la passion fruste et simple de ses personnages.

Tout cela se retrouve dans les choix graphiques, qu’il s’agisse des couleurs pastel pour les décors, écarlates pour le sang ; la beauté douce des paysages, le vert tendre de l’herbe se heurte aux gerbes d’ichor versées par les combattants. Aux mélancoliques réflexions en aparté, et aux dialogues concis et laconiques des Hommes, répondent les feulements des bêtes, les onomatopées rageuses des duellistes. Aux vastes pleines pages de panoramas répondent les planches de combats aux cases démultipliées.

Tout ici souligne le contraste d’un monde paisible et infini, aux cycles de glaciation millénaires, aux migrations interminables, opposé aux luttes sauvages entre tribus, aux chasses effrénées, aux courses échevelées, aux duels à mort fratricides. Le destin des Hommes, si petit et si frêle, dans cet environnement hostile, immense, invincible, n’en est que plus poignant.

On sent ici tout l’amour de l’auteur pour les grands thèmes sous-jacents à l’œuvre de J.-H. Rosny aîné. Que ce soit dans les décors contemplatifs, les expressions des visages des protagonistes, les cases de pause ou les planches de combat, le rythme des vignettes, la position discrète des bulles, la mise en exergue des moments-clefs avec des cadrages sur les visages, etc…

En réalité, M. Roudier est un passionné de la Préhistoire de longue date, puisqu’il a aussi porté les projets Néanderthal (une saga originale en BD) et Würm (un jeu de rôle sur l’ère glaciaire). Cette passion pour nos ancêtres lointains, et l’univers dans lequel ils évoluaient (au sens propre et figuré) est palpable à chaque page.

La mise en scène toute entière témoigne de la volonté de donner de la profondeur aux caractères, de l’ampleur aux décors, de la profondeur aux péripéties des personnages de cette « guerre ».

Car l’univers de La guerre du feu, en effet, est particulier dans ses thèmes, dans ses rebondissements et dans ses dialogues. Loin de chercher la rigueur scientifique, J.-H. Rosny aîné cherchait avant tout un mélange savamment dosé de rêve et de vraisemblance.

Ce roman apparaît à une époque où la science-fiction et la fantasy n’existent pas vraiment encore, en tant que courants à part entière. Les romans traitant de la Préhistoire sont rares, et le folklore traditionnel européen est encore, en grande partie, délaissé en France – contrairement à l’Angleterre qui se réenchante avec le préraphaélisme arthurien, ou en Allemagne où la culture germanique pousse son chant du cygne (Wagner a sorti sa tétralogie quelques décennies plus tôt).

Qu’il est alors rafraîchissant, en 1909, que de voir des hommes des cavernes parler philosophie, affronter des ours géants, communier avec des mammouths… ou affronter des alliances de lions et tigres géants ! Le bestiaire mêle créatures proches et mammifères antédiluviens, carnivores africains et gibier européen, bêtes à plumes, à cornes et à griffes.

Incroyable également toute cette richesse d’adversaires, d’alliés et d’étranges rencontres avec des hominidés grands, petits, rouges, bleus, agressifs ou apathiques, solitaires ou en horde… Chaque tribu est un Autre méconnu, une culture et une approche de la vie différente.

Mais l’univers des Oulhamrs est également riche de paysages variés : marais insalubres, rivières giboyeuses, forêts sombres et plaines venteuses, apportant leur lot de lourds nuages, de tempêtes, de nuits de veille angoissantes.

On pourrait facilement mettre La guerre du feu en parallèle avec Les centaures d’André Lichtenberger, paru en 1924, à peine 15 ans plus tard ; dans cet autre récit fondateur du nouveau genre Fantasy, on retrouve le même cadre d’une Préhistoire fantasmée, d’espèces presque-humaines sur le déclin, et de l’avènement d’une Humanité qui sonne le glas d’un monde qui était plus sauvage, plus fruste, mais peut-être aussi, moins hypocrite, moins décadent, moins dissolu.

Cette BD, cependant, tout comme son matériel source, choisit un ton optimiste, elle se présente comme une œuvre résolument positiviste, confiante dans l’avenir ; le Progrès était encore une notion porteuse d’espoirs, quand, en ce début de XXe siècle, J.-H. Rosny aîné décida de narrer les aventures des Oulhamrs.

André Lichtenberger, au sortir de la Ière guerre mondiale, témoigne d’un pessimisme désabusé, mais il montre aussi que La guerre du feu avait laissé une trace indélébile dans le paysage littéraire Français. On peut dire que ce récit a nourri bien des écrivains et des lecteurs – par son exotisme, son univers foisonnant, ses mystérieuses civilisations…

Qu’il s’agisse des paysages, de l’anatomie des créatures dessinées ou des us et coutumes des humanoïdes, cette BD cherche à nous présenter un univers palpable ; la boue, la sueur, les muscles saillants, les blessures ouvertes ; tout sonne vrai, tout fait mouche.

Les animaux sont guidés par leur instinct, se fient à leurs habitudes et écoutent leurs atavismes ; les Humains inventifs, chacun à leur manière, tirent parti de l’adversité, inventent des ruses, domestiquent le monde sauvage ou apprennent à se dérober à ses dangers.

En ce qui concerne le rendu et l’apparence des créatures montrées sur les pages, tout le mérite en revient à la BD elle-même, et non au roman : le livre ne pouvait qu’imparfaitement retranscrire l’aspect visuel, qui restait soumis à l’interprétation et l’imagination de chaque lecteur. Avec un format de bande dessinée, l’image est imposée, figée en quelque sorte. Or, elle est parfaitement réaliste, cohérente et convaincante.

Tout au long des aventures de notre trio de chasseurs de feu, de nombreuses questions morales, philosophiques ou mystiques sont soulevées. Ces grandes interrogations sont mises en avant par la prose contemplative, par les paysages écrasants de majesté, par les regards pensifs des personnages.

Il va de soi que la première grande question est celle de la place de l’Homme dans l’univers. Sur cette Terre où la famille des Hominidés est plurielle, la question de la lignée anthropoïde qui l’emportera, et qui héritera du monde, n’est pas tranchée. Les Homo Sapiens ne sont même pas vraiment en position de force. Mais la place de toute l’Humanité est de toute façon remise en cause, que ce soit avec les dangers du climat, le manque de gibier, le froid, les prédateurs… Le monde est jeune, et l’Homme n’y est qu’un éphémère phénomène, où il n’a pas encore laissé son empreinte.

Il en découle tout naturellement, à notre époque éprise d’écologie, la question du respect de la Nature, thème central dans le roman et dans cette BD. Central, car il ne fait pas débat. Entouré qu’il est par la beauté et la force invincible des éléments, des plantes et des animaux, l’Homme n’a qu’une toute petite part dans la Création. Le respect de la Nature, le regret des espèces en voie de disparition…

Et ces questions sont également liées à la marche inexorable du temps ; les Oulhamrs côtoient des espèces qu’ils jugent inébranlables (mammouths, colosses simiesques) qui, pourtant, ne sont plus, si l’on considère que La guerre du feu décrit bien notre passé. Les voir dans toute leur vigueur n’en est que plus poignant. Les morts des Oulhamrs (même des fils de l’Auroch) sont regrettables ; celles du Peuple des rivières, tragique. Les cannibales mangeurs d’hommes terrifient les meilleurs guerriers. Les fauves ont soif de chair simiesque… Le récit parle ici de la mort – corollaire effroyable de toute guerre. La mort donc, mais aussi ses différentes formes : la mort des proies dans le cycle de la vie ; la mort qui est le destin de chaque Homme, du meilleur comme du pire ; la mort injuste du feu durement acquis ; la mort qui est parfois excusée, lorsqu’elle est légitime défense.

La question de l’organisation sociale est soulevée à de multiples reprises ; aussi bien au sein de la horde des Oulhamrs, qu’entre tribus. Chez les malchanceux Oulhamrs privés du réconfort du feu, le gouvernement « bipartite » (Faoum partageant son autorité avec l’Ancien) est en quelque sorte un produit de la nécessité, mais l’évolution de la tribu hésite entre continuer avec la loi des plus forts (les frères velus de l’Auroch), ou une approche certes toujours autoritaire et patriarcale, mais fondée sur le respect des autres, la reconnaissance des qualités de chacun, la protection des plus faibles (la voie du héros central, qui compte sur sa force, mais aussi sur la ruse et l’agilité, sur la patience et la douceur). Des modèles sont proposés en contrepoint, avec le communautarisme presque primal des « Rouges », l’excès de pacifisme tendant à la passivité des « Bleus », et la tentation de l’isolement individualiste des « Colosses ».

On notera également les questions, secondaires dans le roman, mais qui sous-tendent toute l’action, de la famille (et de la place de la femme dans le foyer), de la diplomatie, de la compréhension de l’autre, et même de la religion. Car la légende de cette « guerre du feu », et les exploits de ses héros, est un récit qui traversera les siècles. Il n’est pas interdit de penser que l’auteur fait ici référence, dans la dernière planche de la BD, à l’évhémérisme. Et le héros, tourné vers les générations futures, contemplant les étoiles, songe peut-être déjà aux chasses que ses descendants feront dans le cosmos…

L’âge d’or de la littérature préhistorique a encore de beaux jours devant lui ; si J.-H. Rosny aîné a ouvert la voie à la médiéval-Fantasy, il continue de nous enchanter, par le truchement d’adaptateurs talentueux et respectueux.

Même si tout le mérite de ces innovations et thématiques ne revient pas à la BD elle-même, elle les retranscrit à merveille ; en outre, la patte unique de Roudier, et sa maîtrise parfaite des décors, créatures et mysticismes des « premiers âges », donnent ici leur pleine mesure.

Aussi le lecteur est-il plongé dans cette mythologie « scientifico-mystique » fascinante, tout autant que s’il lisait le roman. Une BD à la mesure de son modèle livresque, en somme ! Malgré un tel dépaysement, La guerre du Feu ne sera traduite en Anglais qu’en 1967. Mais entretemps, Rosny aîné aura un impact sur le public Français comparable à celui qu’aura un Lord Dunsany en Angleterre, ou un Robert E. Howard aux USA.

Cette série de BD, nouvelle version graphique digne du roman d’origine, a été imprimée en trois tomes, de 2012 à 2014, mais vous pourrez aussi la retrouver sous forme d’intégrale « de luxe », éditée en 2018. Pour tout savoir sur la BD La guerre du feu, c’est par ici !

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